Printemps érable
Quelques chiffres autour du printemps érable
Aujourd'hui la chroniqueure de La Presse, Michèle Ouimet, publie une chronique en réaction à un tweet de Richard Martineau (dont le compte est suspendu (2021)) sur la sangria, les cellulaires, la grève des étudiants et Outremont et à ses explications à TLMEP.
Outre le fait que Mme Ouimet résume les propos de M. Martineau d'une manière qui laisse à désirer, c'est surtout sa maîtrise des chiffres qui impressionne.
Ainsi, Mme Ouimet nous explique que les droits de scolarité étaient de 547$ en 1989, de 1668$ en 2007 et de 2168$ en 2012. Elle en conclue que les droits de scolarité ont augmenté de 300%. Mais Mme Ouimet oublie de tenir compte d'un facteur important dans ses "calculs": l'inflation. Le pouvoir d'achat d'un 547$ n'est pas le même en 1989 qu'en 2012 et c'est pourquoi il faut se référer à la notion de dollars constants!
Si on prend comme référence le dollar de 1968, 500$ de cette époque (le coût des frais de scolarité annuels) représentait:
1 989,36$ en 1989
2 965,43$ en 2007
3 188,83$ en 2011
Les résultats sont obtenus sur la base de l'indice des prix à la consommation (IPC d'ensemble) publié par Statistiques Canada, tableau CANSIM 326-0021.
Ou, pour présenter les choses autrement:
547$ de 1989 représente 137,48$ de 1968
1 668$ de 2007 représente 281,24$ de 1968
2 168$ de 2011 représente 339,94$ de 1968
Contrairement à ce qu'écrit Mme Ouimet, les frais de scolarité n'ont pas augmenté de 300% entre 1989 et 2012 (de 547$ à 2 168$ en dollars courants), mais de 147% (de 137,48$ à 339,94$ en dollars constants) alors que l'inflation augmentait de 60% (de l'indice 74,8 en 1989 à 119,9 en 2011 - indice 100 = 2002). La hausse réelle est donc de 87%. On peut discuter de l'importance de cette hausse, de son opportunité, de sa raisonnabilité, etc. Mais on ne peut pas prendre le raccourci intellectuel qui consiste à affirmer qu'il s'agit d'une hausse de 300%!
On pourrait aussi s'interroger sur l'opportunité pour notre société de faire en sorte que les étudiants d'aujourd'hui paient des frais de scolarité 32% inférieurs à l'étudiant de 1968. Peut-être que ça se justifie ... il faudrait au moins se poser la question.
Dans un autre paragraphe, Mme Ouimet nous montre une nouvelle fois sa maîtrise des chiffres. Elle prétend que la fréquentation des universités a augmenté de 1 000%, passant de 23 000 étudiants en 1962 à 266 000 aujourd'hui. Or dans le même temps, la population du Québec a aussi augmenté passant de 5 259 211 en 1961 à 7 979 663 en 2011 (Institut de la statistique du Québec). Mais surtout, la formation universitaire s'est largement diversifiée. L'étudiant des années '60 entrait à l'université essentiellement pour y faire un bac. Aujourd'hui, nombre d'étudiants fréquentent l'université pour y obtenir d'autres diplômes que le bac. Selon les données du recensement de 2006, 20% de la population des 25-34 ans est titulaire d'un baccalauréat, alors que cette proportion est de 6% pour la population des plus de 55 ans. C'est un réel progrès et il n'est pas question de le nier. De là à affirmer qu'il s'agit d'un bon de 1 000%?
Pour avoir un vrai débat sur l'augmentation des droits de scolarité, encore faut-il que les informations qui nous sont données soient exactes. Je suis d'avis que nos médias ne font pas complètement leur travail dans ce domaine.
avril 2012
Le manque à gagner des universités ou la juste part
Plusieurs justifient la hausse des droits de scolarité en invoquant le concept de "juste part", c'est-à-dire les frais de scolarité de 1968 (547$) indexés selon l'indice des prix à la consommation. Ainsi, la juste part d'un étudiant de 2011 serait de 3 489$.
On peut remettre en question cette idée de "juste part" ainsi que sa définition, mais pour les fins de ce billet dison qu'on l'accepte ... afin de mieux s'en servir.
Les droits de scolarité ayant été gelés pendant longtemps, et le gouvernement n'ayant pas compensé le gel par une augmentation de ses contributions aux universités, celles-ci souffrent d'un manque à gagner. Ce manque à gagner des universités se calcule en faisant la différence entre la "juste part" et les droits de scolarité effectivement payés, multiplié par le nombre d'étudiants (équivalence temps plein).
Par exemple, en 1994 les droits de scolarité effectivement payés étaient de 1 668 $ alors que la "juste part" aurait dû être de 2 494 $ (547 $ de 1968, indexé selon l'IPC). La différence, 826 $, multipliée par le nombre d'étudiants (ETP), 166 799, donne un manque à gagner de 137,7 millions de dollars. Pour cette seule année. Au taux légal de 5% (toute dette qui n'est pas payé produit des intérêts), cette dette de 1994 représente aujourd'hui un manque à gagner de 315,6 millions.
Grâce à ce document de la CREPUQ, on connaît pour chaque année depuis 1968 les droits de scolarité que payaient les étudiants à temps plein (p. 67). On connaît aussi le nombre d'étudiants (ETP) de 1989 à 2004 (p. 55) et une demande au service de recherche de la CREPUQ m'a permis d'obtenir les nombres d'étudiants (ETP) de 1982 à 1989 et de 2004 à 2010. Pour ce qui est du nombre d'étudiants entre 1968 et 1989, je me suis permis de faire une régression sur la base des taux moyens annuels d'augmentation des étudiants.
On peut donc maintenant calculer combien les universités ont été affectées par les différents gels des droits de scolarité. Pour chaque année, la formule est la suivante:
(DSI-DSP) x EETP x 1,05 ^(2012-année)
DSI: droits de scolarité indexés, selon la théorie de la juste part
DSP: droits de scolarité payés
EETP: étudiants équivalent temps plein
1,05: 5% le taux d'intérêt légal
(2012-année): calcul de l'intérêt depuis que le manque à gagner a été créé
Ensuite on additionne toutes les années de 1968 à 2010 et ça nous donne le fabuleux montant de
16 milliards de dollars
qui manquent dans les universités.
On peut s'amuser à faire des évaluation individuelles de la "juste part" qui n'a pas été payée par ceux qui sont déjà diplômés. J'ai fréquenté l'université de 1988 à 1993. Pendant cette période, j'ai payé 6 369 $ de droits de scolarité et j'aurais dû payer 11 801 $. J'ai bénéficié d'une réduction de 5 432 $ par rapport à ce qu'aurait dû être ma juste part. Si on y additionne les intérêts de 5% jusqu'en 2012, ça représente 16 928 $ que je devrais verser à mon université pour compenser le fait que je n'ai pas payé ma "juste part".
Un étudiant diplômé en 1981 (au hasard, par exemple, Jean Charest) et qui aurait passé 3 ans à l'université deveait 13 300 $. D'autres exemples (tirés du blogue de Simon Crépeault):
François Legault, 1981-1984, devrait 12 063,30 $
Pauline Marois, 1973-1976, devrait 3 733,38 $
Gérard Deltell, 1989-1992, devrait 10 796,30 $
Mario Dumont, 1990-1993, devrait 8 568,82 $
Contrairement au calcul du manque à gagner total des universités, le manque à gagner individuel ne constitue pas une approximation.
Le gouvernement aurait pu décider de combler le manque à gagner des universités en augmentant le financement public. En ne le faisant pas, il a dans les faits diminué les revenus des universités. Ce qui finit par nuire aux étudiants: moins de professeurs, moins de matériel dans les laboratoires, dérives immobilières, etc.
La hausse proposée des droits de scolarité apporterait aux universités près de 1 milliard de dollars. Mais les universités ont été flouées de 16 milliards de dollars depuis 44 ans. Si les étudiants d'aujourd'hui doivent faire leur "juste part" qu'en est-il des étudiants d'hier?
avril 2012
Graphique comparant les droits de scolarité, la "juste part" et le manque à gagner des univeristés
Les droits de scolarité effectivement payés par les étudiants, en dollars courants (ligne bleue), ainsi que la "juste part", soit les droits de scolarité de 1968 indexés selon l'IPC (ligne rouge), se rapportent à l'échelle de gauche.
Le manque à gagner des universités, soit la différence entre la "juste part" et les droits effectivement payés, multipliée par le nombre d'étudiants équivalent temps plein (ligne verte pointillée) et le manque à gagner des universités additionnée de l'intérêt légal de 5% (ligne verte pleine) se rapportent à l'échelle de droite.